Lorsque ces contes arrivèrent aux oreilles de la belle Normande, elle haussa les épaules en riant.
— Allez donc, dit-elle, vous ne le connaissez pas… Il est doux comme un mouton, le cher homme.
Elle venait de refuser nettement la main de monsieur Lebigre, qui avait tenté une démarche officielle. Depuis deux mois, tous les dimanches, il donnait aux Méhudin une bouteille de liqueur. C’était Rose qui apportait la bouteille, de son air soumis. Elle se trouvait toujours chargée d’un compliment pour la Normande, d’une phrase aimable qu’elle répétait fidèlement, sans paraître le moins du monde ennuyée de cette étrange commission. Quand monsieur Lebigre se vit congédié, pour montrer qu’il n’était pas fâché, et qu’il gardait de l’espoir, il envoya Rose, le dimanche suivant, avec deux bouteilles de champagne et un gros bouquet. Ce fut justement à la belle poissonnière qu’elle remit le tout, en récitant d’une haleine ce madrigal de marchand de vin :
— Monsieur Lebigre vous prie de boire ceci à sa santé qui a été beaucoup ébranlée par ce que vous savez. Il espère que vous voudrez bien un jour le guérir, en étant pour lui aussi belle et aussi bonne que ces fleurs.
La Normande s’amusa de la mine ravie de la servante. Elle l’embarrassa en lui parlant de son maître, qui était très exigeant, disait-on. Elle lui demanda si elle l’aimait beaucoup, s’il portait des bretelles, s’il ronflait la nuit. Puis, elle lui fit remporter le champagne et le bouquet.
— Dites à monsieur Lebigre qu’il ne vous renvoie plus… Vous êtes trop bonne, ma petite. Ça m’irrite de vous voir si douce, avec vos bouteilles sous vos bras. Vous ne pouvez donc pas le griffer, votre monsieur ?
— Dame ! il veut que je vienne, répondit Rose en s’en allant. Vous avez tort de lui faire de la peine, vous… Il est bien bel homme.
La Normande était conquise par le caractère tendre de Florent. Elle continuait à suivre les leçons de Muche, le soir, sous la lampe, rêvant qu’elle épousait ce garçon si bon pour les enfants ; elle gardait son banc de poissonnière, il arrivait à un poste élevé dans l’administration des Halles. Mais ce rêve se heurtait au respect que le professeur lui témoignait ; il la saluait, se tenait à distance, lorsqu’elle aurait voulu rire avec lui, se laisser chatouiller, aimer enfin comme elle savait aimer. Cette résistance sourde fut justement ce qui lui fit caresser l’idée de mariage, à toute heure. Elle s’imaginait de grandes jouissances d’amour-propre. Florent vivait ailleurs, plus haut et plus loin. Il aurait peut-être cédé, s’il ne s’était pas attaché au petit Muche ; puis, cette pensée d’avoir une maîtresse, dans cette maison, à côté de la mère et de la sœur, le répugnait.
La Normande apprit l’histoire de son amoureux avec une grande surprise. Jamais il n’avait ouvert la bouche de ces choses. Elle le querella. Ces aventures extraordinaires mirent dans ses tendresses pour lui un piment de plus. Alors, pendant des soirées, il fallut qu’il racontât tout ce qui lui était arrivé. Elle tremblait que la police ne finît par le découvrir ; mais lui, la rassurait, disait que c’était trop vieux, que la police, maintenant, ne se dérangerait plus. Un soir, il lui parla de la femme du boulevard Montmartre, de cette dame en capote rose, dont la poitrine trouée avait saigné sur ses mains. Il pensait à elle souvent encore ; il avait promené son souvenir navré dans les nuits claires de la Guyane ; il était rentré en France, avec la songerie folle de la retrouver sur un trottoir, par un beau soleil, bien qu’il sentît toujours sa lourdeur de morte en travers de ses jambes. Peut-être qu’elle s’était relevée, pourtant. Parfois dans les rues, il avait reçu un coup dans la poitrine, en croyant la reconnaître. Il suivait les capotes roses, les châles tombant sur les épaules, avec des frissons au cœur. Quand il fermait les yeux, il la voyait marcher, venir à lui ; mais elle laissait glisser son châle, elle montrait les deux taches rouges de sa guimpe, elle lui apparaissait d’une blancheur de cire, avec des yeux vides, des lèvres douloureuses. Sa grande souffrance fut longtemps de ne pas savoir son nom, de n’avoir d’elle qu’une ombre, qu’il nommait d’un regret. Lorsque l’idée de femme se levait en lui, c’était elle qui se dressait, qui s’offrait comme la seule bonne, la seule pure. Il se surprit bien des fois à rêver qu’elle le cherchait sur ce boulevard où elle était restée, qu’elle lui aurait donné toute une vie de joie, si elle l’avait rencontré quelques secondes plus tôt. Et il ne voulait plus d’autre femme, il n’en existait plus pour lui. Sa voix tremblait tellement en parlant d’elle que la Normande comprit, avec son instinct de fille amoureuse, et qu’elle fut jalouse.
— Pardi, murmura-t-elle méchamment, il vaut mieux que vous ne la revoyiez pas. Elle ne doit pas être belle, à cette heure.
Florent resta tout pâle, avec l’horreur de l’image évoquée par la poissonnière. Son souvenir d’amour tombait au charnier. Il ne lui pardonna pas cette brutalité atroce, qui mit, dès lors, dans l’adorable capote de soie, la mâchoire saillante, les yeux béants d’un squelette. Quand la Normande le plaisantait sur cette dame « qui avait couché avec lui, au coin de la rue Vivienne », il devenait brutal, il la faisait taire d’un mot presque grossier.
Mais ce qui frappa surtout la belle Normande dans ces révélations, ce fut qu’elle s’était trompée en croyant enlever un amoureux à la belle Lisa. Cela diminuait son triomphe, si bien qu’elle en aima moins Florent pendant huit jours. Elle se consola avec l’histoire de l’héritage. La belle Lisa ne fut plus une bégueule, elle fut une voleuse qui gardait le bien de son beau-frère, avec des mines hypocrites pour tromper le monde. Chaque soir, maintenant, pendant que Muche copiait les modèles d’écriture, la conversation tombait sur le trésor du vieux Gradelle.
— A-t-on jamais vu l’idée du vieux ! disait la poissonnière en riant. Il voulait donc le saler son argent, qu’il l’avait mis dans un saloir !… Quatre-vingt-cinq mille francs, c’est une jolie somme, d’autant plus que les Quenu ont sans doute menti ; il y avait peut-être le double, le triple… Ah bien, c’est moi qui exigerais ma part, et vite !
— Je n’ai besoin de rien, répétait toujours Florent. Je ne saurais seulement pas où le mettre, cet argent.
Alors elle s’emportait.
— Tenez, vous n’êtes pas un homme. Ça fait pitié… Vous ne comprenez donc pas que les Quenu se moquent de vous. La grosse vous passe le vieux linge et les vieux habits de son mari. Je ne dis pas cela pour vous blesser, mais enfin tout le monde s’en aperçoit… Vous avez là un pantalon, raide de graisse, que le quartier a vu au derrière de votre frère pendant trois ans… Moi, à votre place, je leur jetterais leurs guenilles à la figure, et je ferais mon compte. C’est quarante-deux mille cinq cents francs, n’est-ce pas ? Je ne sortirais pas sans mes quarante-deux mille cinq cents francs.
Florent avait beau lui expliquer que sa belle-sœur lui offrait sa part, qu’elle la tenait à sa disposition, que c’était lui qui n’en voulait pas. Il entrait dans les plus petits détails, tâchait de la convaincre de l’honnêteté des Quenu.
— Va-t’en voir s’ils viennent, Jean ! chantait-elle d’une voix ironique. Je la connais, leur honnêteté. La grosse la plie tous les matins dans son armoire à glace, pour ne pas la salir… Vrai, mon pauvre ami, vous me faites de la peine. C’est plaisir que de vous dindonner, au moins. Vous n’y voyez pas plus clair qu’un enfant de cinq ans… Elle vous le mettra, un jour, dans la poche, votre argent, et elle vous le reprendra. Le tour n’est pas plus malin à jouer. Voulez-vous que j’aille réclamer votre dû, pour voir ? Ça serait drôle, je vous en réponds. J’aurais le magot ou je casserais tout chez eux, ma parole d’honneur.
— Non, non, vous ne seriez pas à votre place, se hâtait de dire Florent, effrayé. Je verrai, j’aurai peut-être besoin d’argent bientôt.
Elle doutait, elle haussait les épaules, en murmurant qu’il était bien trop mou. Sa continuelle préoccupation fut ainsi de le jeter sur les Quenu-Gradelle, employant toutes les armes, la colère, la raillerie, la tendresse. Puis, elle nourrit un autre projet. Quand elle aurait épousé Florent, ce serait elle qui irait gifler la belle Lisa, si elle ne rendait pas l’héritage. Le soir, dans son lit, elle en rêvait tout éveillée : elle entrait chez la charcutière, s’asseyait au beau milieu de la boutique, à l’heure de la vente, faisait une scène épouvantable. Elle caressa tellement ce projet, il finit par la séduire à un tel point qu’elle se serait mariée uniquement pour aller réclamer les quarante-deux mille cinq cents francs du vieux Gradelle.
La mère Méhudin, exaspérée par le congé donné à monsieur Lebigre, criait partout que sa fille était folle, que « le grand maigre » avait dû lui faire manger quelque sale drogue. Quand elle connut l’histoire de Cayenne, elle fut terrible, le traita de galérien, d’assassin, dit que ce n’était pas étonnant, s’il restait si plat de coquinerie. Dans le quartier, c’était elle qui racontait les versions les plus atroces de l’histoire. Mais, au logis, elle se contentait de gronder, affectant de fermer le tiroir à l’argenterie, dès que Florent arrivait. Un jour, à la suite d’une querelle avec sa fille aînée, elle s’écria :
— Ça ne peut pas durer, c’est cette canaille d’homme, n’est-ce pas, qui te détourne de moi ? Ne me pousse pas à bout, car j’irais le dénoncer à la préfecture, aussi vrai qu’il fait jour !
— Vous iriez le dénoncer, répéta la Normande toute tremblante, les poings serrés. Ne faites pas ce malheur… Ah ! si vous n’étiez pas ma mère…
Claire, témoin de la querelle, se mit à rire, d’un rire nerveux qui lui déchirait la gorge. Depuis quelque temps, elle était plus sombre, plus fantasque, les yeux rougis, la figure toute blanche.
— Eh bien, quoi ? demanda-t-elle, tu la battrais… Est-ce que tu me battrais aussi, moi, qui suis ta sœur ? Tu sais, ça finira par là. Je débarrasserai la maison, j’irai à la préfecture pour éviter la course à maman.
Et comme la Normande étouffait, balbutiant des menaces, elle ajouta :
— Tu n’auras pas la peine de me battre, moi… Je me jetterai à l’eau, en repassant sur le pont.
De grosses larmes roulaient de ses yeux. Elle s’enfuit dans sa chambre, fermant les portes avec violence. La mère Méhudin ne reparla plus de dénoncer Florent. Seulement, Muche rapporta à sa mère qu’il la rencontrait causant avec monsieur Lebigre, dans tous les coins du quartier.
La rivalité de la belle Normande et de la belle Lisa prit alors un caractère plus muet et plus inquiétant. L’après-midi, quand la tente de la charcuterie, de coutil gris à bandes roses, se trouvait baissée, la poissonnière criait que la grosse avait peur, qu’elle se cachait. Il y avait aussi le store de la vitrine, qui l’exaspérait, lorsqu’il était tiré ; il représentait, au milieu d’une clairière, un déjeuner de chasse, avec des messieurs en habit noir et des dames décolletées, qui mangeaient, sur l’herbe jaune, un pâté rouge aussi grand qu’eux. Certes, la belle Lisa n’avait pas peur. Dès que le soleil s’en allait, elle remontait le store ; elle regardait tranquillement, de son comptoir, en tricotant, le carreau des Halles planté de platanes, plein d’un grouillement de vauriens qui fouillaient la terre, sous les grilles des arbres ; le long des bancs, des porteurs fumaient leur pipe ; aux deux bouts du trottoir, deux colonnes d’affichage étaient comme vêtues d’un habit d’arlequin par les carrés verts, jaunes, rouges, bleus, des affiches de théâtre. Elle surveillait parfaitement la belle Normande, tout en ayant l’air de s’intéresser aux voitures qui passaient. Parfois, elle feignait de se pencher, de suivre, jusqu’à la station de la pointe Saint-Eustache, l’omnibus allant de la Bastille à la place Wagram ; c’était pour mieux voir la poissonnière, qui se vengeait du store en mettant à son tour de larges feuilles de papier gris sur sa tête et sur sa marchandise, sous le prétexte de se protéger contre le soleil couchant. Mais l’avantage restait maintenant à la belle Lisa. Elle se montrait très calme à l’approche du coup décisif, tandis que l’autre, malgré ses efforts pour avoir ce grand air distingué, se laissait toujours aller à quelque insolence trop grosse qu’elle regrettait ensuite. L’ambition de la Normande était de paraître « comme il faut ». Rien ne la touchait davantage que d’entendre vanter les bonnes manières de sa rivale. La mère Méhudin avait remarqué ce point faible. Aussi n’attaquait-elle plus sa fille que par là.
— J’ai vu madame Quenu sur sa porte, disait-elle parfois, le soir. C’est étonnant comme cette femme-là se conserve. Et propre, avec ça, et l’air d’une vraie dame !… C’est le comptoir, vois-tu. Le comptoir, ça vous maintient une femme, ça la rend distinguée.
Les arlequins
Il y avait là une allusion détournée aux propositions de monsieur Lebigre. La belle Normande ne répondait pas, restait un instant soucieuse. Elle se voyait à l’autre coin de la rue Pirouette, dans le comptoir du marchand de vin, faisant pendant à la belle Lisa. Ce fut un premier ébranlement dans ses tendresses pour Florent.
Florent, à la vérité, devenait terriblement difficile à défendre. Le quartier entier se ruait sur lui. Il semblait que chacun eût un intérêt immédiat à l’exterminer. Aux Halles, maintenant, les uns juraient qu’il s’était vendu à la police ; les autres affirmaient qu’on l’avait vu dans la cave aux beurres, cherchant à trouer les toiles métalliques des resserres, pour jeter des allumettes enflammées. C’était un grossissement de calomnies, un torrent d’injures, dont la source avait grandi, sans qu’on sût au juste d’où elle sortait. Le pavillon de la marée fut le dernier à se mettre en insurrection. Les poissonnières aimaient Florent pour sa douceur. Elles le défendirent quelque temps ; puis, travaillées par des marchandes qui venaient du pavillon aux beurres et du pavillon aux fruits, elles cédèrent. Alors, recommença, contre ce maigre, la lutte des ventres énormes, des gorges prodigieuses. Il fut perdu de nouveau dans les jupes, dans les corsages pleins à crever, qui roulaient furieusement autour de ses épaules pointues. Lui, ne voyait rien, marchait droit à son idée fixe.
Maintenant, à toute heure, dans tous les coins, le chapeau noir de mademoiselle Saget apparaissait, au milieu de ce déchaînement. Sa petite face pâle semblait se multiplier. Elle avait juré une rancune terrible à la société qui se réunissait dans le cabinet vitré de monsieur Lebigre. Elle accusait ces messieurs d’avoir répandu l’histoire des rogatons. La vérité était que Gavard, un soir, raconta que « cette vieille bique », qui venait les espionner, se nourrissait des saletés dont la clique bonapartiste ne voulait plus. Clémence eut une nausée. Robine avala vite un doigt de bière, comme pour se laver le gosier. Cependant le marchand de volailles répétait son mot :
— Les Tuileries ont roté dessus.
Il disait cela avec une grimace abominable. Ces tranches de viande ramassées sur l’assiette de l’empereur étaient pour lui des ordures sans nom, une déjection politique, un reste gâté de toutes les cochonneries du règne. Alors, chez monsieur Lebigre, on ne prit plus mademoiselle Saget qu’avec des pincettes ; elle devint un fumier vivant, une bête immonde nourrie de pourritures dont les chiens eux-mêmes n’auraient pas voulu. Clémence et Gavard colportèrent l’histoire dans les Halles, si bien que la vieille demoiselle en souffrit beaucoup dans ses bons rapports avec les marchandes. Quand elle chipotait, bavardant sans rien acheter, on la renvoyait aux rogatons. Cela coupa la source de ses renseignements. Certains jours, elle ne savait même pas ce qui se passait. Elle en pleurait de rage. Ce fut à cette occasion qu’elle dit crûment à la Sarriette et à madame Lecœur :
— Vous n’avez plus besoin de me pousser, allez, mes petites… Je lui ferai son affaire, à votre Gavard.
Les deux autres restèrent un peu interdites ; mais elles ne protestèrent pas. Le lendemain, d’ailleurs, mademoiselle Saget, plus calme, s’attendrit de nouveau sur ce pauvre monsieur Gavard, qui était si mal conseillé, et qui décidément courait à sa perte.
Gavard, en effet, se compromettait beaucoup. Depuis que la conspiration mûrissait, il traînait partout dans sa poche le revolver qui effrayait tant sa concierge, madame Léonce. C’était un grand diable de revolver, qu’il avait acheté chez le meilleur armurier de Paris, avec des allures très mystérieuses. Le lendemain, il le montrait à toutes les femmes du pavillon aux volailles, comme un collégien qui cache un roman défendu dans son pupitre. Lui, laissait passer le canon au bord de sa poche ; il le faisait voir, d’un clignement d’yeux ; puis, il avait des réticences, des demi-aveux, toute la comédie d’un homme qui feint délicieusement d’avoir peur. Ce pistolet lui donnait une importance énorme ; il le rangeait définitivement parmi les gens dangereux. Parfois, au fond de sa boutique, il consentait à le sortir tout à fait de sa poche, pour le montrer à deux ou trois femmes. Il voulait que les femmes se missent devant lui, afin, disait-il, de le cacher avec leurs jupes. Alors, il l’armait, le manœuvrait, ajustait une oie ou une dinde pendues à l’étalage. L’effroi des femmes le ravissait ; il finissait par les rassurer, en leur disant qu’il n’était pas chargé. Mais il avait aussi des cartouches sur lui, dans une boîte qu’il ouvrait avec des précautions infinies. Quand on avait pesé les cartouches, il se décidait enfin à rentrer son arsenal. Et, les bras croisés, jubilant, pérorant pendant des heures :
— Un homme est un homme avec ça, disait-il d’un air de vantardise. Maintenant, je me moque des argousins… Dimanche, je suis allé l’essayer avec un ami, dans la plaine Saint-Denis. Vous comprenez, on ne dit pas à tout le monde qu’on a de ces joujoux-là… Ah ! mes pauvres petites, nous tirions dans un arbre et, chaque fois, paf ! l’arbre était touché… Vous verrez, vous verrez ; dans quelque temps, vous entendrez parler d’Anatole.
C’était son revolver qu’il avait appelé Anatole. Il fit si bien que le pavillon, au bout de huit jours, connut le pistolet et les cartouches. Sa camaraderie avec Florent, d’ailleurs, paraissait louche. Il était trop riche, trop gras, pour qu’on le confondît dans la même haine. Mais il perdit l’estime des gens habiles, il réussit même à effrayer les peureux. Dès lors, il fut enchanté.
— C’est imprudent de porter des armes sur soi, disait mademoiselle Saget. Ça lui jouera un mauvais tour.
Chez monsieur Lebigre, Gavard triomphait. Depuis qu’il ne mangeait plus chez les Quenu, Florent vivait là, dans le cabinet vitré. Il y déjeunait, y dînait, venait à chaque heure s’y enfermer. Il en avait fait une sorte de chambre à lui, un bureau où il laissait traîner de vieilles redingotes, des livres, des papiers. Monsieur Lebigre tolérait cette prise de possession ; il avait même enlevé l’une des deux tables, pour meubler l’étroite pièce d’une banquette rembourrée, sur laquelle, à l’occasion, Florent aurait pu dormir. Quand celui-ci éprouvait quelques scrupules, le patron le priait de ne point se gêner et mettait la maison entière à sa disposition. Logre également lui témoignait une grande amitié. Il s’était fait son lieutenant. À toute heure, il l’entretenait de « l’affaire », pour lui rendre compte de ses démarches et lui donner les noms des nouveaux affiliés. Dans la besogne, il avait pris le rôle d’organisateur ; c’était lui qui devait aboucher les gens, créer les sections, préparer chaque maille du vaste filet où Paris tomberait à un signal donné. Florent restait le chef, l’âme du complot. D’ailleurs, le bossu paraissait suer sang et eau, sans arriver à des résultats appréciables ; bien qu’il eût juré connaître dans chaque quartier deux ou trois groupes d’hommes solides, pareils au groupe qui se réunissait chez monsieur Lebigre, il n’avait jusque-là fourni aucun renseignement précis, jetant des noms en l’air, racontant des courses sans fin, au milieu de l’enthousiasme du peuple. Ce qu’il rapportait de plus clair, c’était des poignées de main ; un tel, qu’il tutoyait, lui avait serré la main en lui disant « qu’il en serait » ; au Gros-Caillou, un grand diable, qui ferait un chef de section superbe, lui avait démanché le bras ; rue Popincourt, tout un groupe d’ouvriers l’avait embrassé. À l’entendre, du jour au lendemain, on réunirait cent mille hommes. Quand il arrivait, l’air exténué, se laissant tomber sur la banquette du cabinet, variant ses histoires, Florent prenait des notes, s’en remettait à lui pour la réalisation de ses promesses. Bientôt dans la poche de ce dernier, le complot vécut ; les notes devinrent des réalités, des données indiscutables, sur lesquelles le plan s’échafauda tout entier ; il n’y avait plus qu’une bonne occasion à attendre. Logre disait, avec ses gestes passionnés, que tout irait sur des roulettes.
À cette époque, Florent fut parfaitement heureux. Il ne marchait plus à terre, comme soulevé par cette idée intense de se faire le justicier des maux qu’il avait vu souffrir. Il était d’une crédulité d’enfant et d’une confiance de héros. Logre lui aurait conté que le génie de la colonne de Juillet allait descendre pour se mettre à leur tête, sans le surprendre. Chez monsieur Lebigre, le soir, il avait des effusions, il parlait de la prochaine bataille comme d’une fête à laquelle tous les braves gens seraient conviés. Mais si Gavard ravi jouait alors avec son revolver, Charvet devenait plus aigre, ricanait en haussant les épaules. L’attitude de chef de complot prise par son rival le mettait hors de lui, le dégoûtait de la politique. Un soir que, venu de bonne heure, il se trouvait seul avec Logre et monsieur Lebigre, il se soulagea.
— Un garçon, dit-il, qui n’a pas deux idées en politique, qui aurait mieux fait d’entrer comme professeur d’écriture dans un pensionnat de demoiselles… Ce serait un malheur, s’il réussissait, car il nous mettrait ses sacrés ouvriers sur les bras, avec ses rêvasseries sociales. Voyez-vous, c’est ça qui perd le parti. Il n’en faut plus, des pleurnicheurs, des poètes humanitaires, des gens qui s’embrassent à la moindre égratignure… Mais il ne réussira pas. Il se fera coffrer, voilà tout.
Logre et le marchand de vin ne bronchèrent pas. Ils laissaient aller Charvet.
— Et il y a longtemps, continua-t-il, qu’il le serait, coffré, s’il était aussi dangereux qu’il veut le faire croire. Vous savez, avec ses airs retour de Cayenne… Ça fait pitié. Je vous dis que la police, dès le premier jour, a su qu’il était à Paris. Si elle l’a laissé tranquille, c’est qu’elle se moque de lui.
Logre eut un léger tressaillement.
— Moi, on me file depuis quinze ans, reprit l’hébertiste avec une pointe d’orgueil. Je ne vais pourtant pas crier cela sur les toits… Seulement, je n’en serai pas de sa bagarre. Je ne veux point me laisser pincer comme un imbécile… Peut-être a-t-il une demi-douzaine de mouchards à ses trousses, qui vous le prendront au collet, le jour où la préfecture aura besoin de lui…
— Oh ! non, quelle idée ! dit monsieur Lebigre qui ne parlait jamais.
Il était un peu pâle, il regardait Logre dont la bosse roulait doucement contre la cloison vitrée.
— Ce sont des suppositions, murmura le bossu.
— Des suppositions, si vous voulez, répondit le professeur libre. Je sais comment ça se pratique… En tout cas, ce n’est pas encore cette fois que les argousins me prendront. Vous ferez ce que vous voudrez, vous autres ; mais si vous m’écoutiez, vous surtout, monsieur Lebigre, vous ne compromettriez pas votre établissement, qu’on vous fera fermer.
Logre ne put retenir un sourire. Charvet leur parla plusieurs fois dans ce sens ; il devait nourrir le projet de détacher les deux hommes de Florent en les effrayant. Il les trouva toujours d’un calme et d’une confiance qui le surprirent fort. Cependant, il venait encore assez régulièrement le soir, avec Clémence. La grande brune n’était plus tabletière à la poissonnerie. Monsieur Manoury l’avait congédiée.
— Ces facteurs, tous des gueux, grognait Logre.
Clémence, renversée contre la cloison, roulant une cigarette entre ses longs doigts minces, répondait de sa voix nette :
— Eh ! c’est de bonne guerre… Nous n’avions point les mêmes opinions politiques, n’est-ce pas ? Ce Manoury, qui gagne de l’argent gros comme lui, lécherait les bottes de l’empereur. Moi, si j’avais un bureau, je ne le garderais pas vingt-quatre heures pour employé.
La vérité était qu’elle avait la plaisanterie très lourde, et qu’elle s’était amusée, un jour, à mettre, sur les tablettes de vente, en face des limandes, des raies, des maquereaux adjugés, les noms des dames et des messieurs les plus connus de la cour. Ces surnoms de poissons donnés à de hauts dignitaires, ces adjudications de comtesses et de baronnes vendues à trente sous pièce, avaient profondément effrayé monsieur Manoury. Gavard en riait encore.
— N’importe, disait-il en tapant sur les bras de Clémence, vous êtes un homme, vous !
Clémence avait trouvé une nouvelle façon de faire le grog. Elle emplissait d’abord le verre d’eau chaude ; puis, après avoir sucré, elle versait, sur la tranche de citron qui nageait, le rhum goutte à goutte, de façon à ne pas le mélanger avec l’eau ; et elle l’allumait, le regardait brûler, très sérieuse, fumant lentement, le visage verdi par la haute flamme de l’alcool. Mais c’était là une consommation chère qu’elle ne put continuer à prendre, quand elle eut perdu sa place. Charvet lui faisait remarquer avec un rire pincé qu’elle n’était plus riche, maintenant. Elle vivait d’une leçon de français qu’elle donnait, en haut de la rue Miromesnil, de très bonne heure, à une jeune personne qui perfectionnait son instruction, en cachette même de sa femme de chambre. Alors, elle ne demanda plus qu’une chope, le soir. Elle la buvait, d’ailleurs, en toute philosophie.
Les soirées du cabinet vitré n’étaient plus si bruyantes. Charvet se taisait brusquement, blême d’une rage froide, lorsqu’on le délaissait pour écouter son rival. La pensée qu’il avait régné là, qu’avant l’arrivée de l’autre, il gouvernait le groupe en despote, lui mettait au cœur le cancer d’un roi dépossédé. S’il venait encore, c’était qu’il avait la nostalgie de ce coin étroit, où il se rappelait de si douces heures de tyrannie sur Gavard et sur Robine ; la bosse de Logre lui-même, alors, lui appartenait, ainsi que les gros bras d’Alexandre et la figure sombre de Lacaille ; d’un mot, il les pliait, leur entrait son opinion dans la gorge, leur cassait son sceptre sur les épaules. Mais, aujourd’hui, il souffrait trop, il finissait par ne plus parler, gonflant le dos, sifflant d’un air de dédain, ne daignant pas combattre les sottises débitées devant lui. Ce qui le désespérait surtout, c’était d’avoir été évincé peu à peu, sans qu’il s’en aperçût. Il ne s’expliquait pas la supériorité de Florent. Il disait souvent, après l’avoir entendu parler de sa voix douce, un peu triste, pendant des heures :
— Mais c’est un curé, ce garçon-là. Il ne lui manque qu’une calotte.
Les autres semblaient boire ses paroles. Charvet, qui rencontrait des vêtements de Florent à toutes les patères, feignait de ne plus savoir où accrocher son chapeau, de peur de le salir. Il repoussait les papiers qui traînaient, disait qu’on n’était plus chez soi, depuis que « ce monsieur » faisait tout dans le cabinet. Il se plaignit même au marchand de vin, en lui demandant si le cabinet appartenait à un seul consommateur ou à la société. Cette invasion de ses États fut le coup de grâce. Les hommes étaient des brutes. Il prenait l’humanité en grand mépris, lorsqu’il voyait Logre et monsieur Lebigre couver Florent des yeux. Gavard l’exaspérait avec son revolver. Robine, qui restait silencieux derrière sa chope, lui parut décidément l’homme le plus fort de la bande ; celui-là devait juger les gens à leur valeur, il ne se payait pas de mots. Quant à Lacaille et à Alexandre, ils le confirmaient dans son idée que le peuple est trop bête, qu’il a besoin d’une dictature révolutionnaire de dix ans pour apprendre à se conduire.
Cependant, Logre affirmait que les sections seraient bientôt complètement organisées. Florent commençait à distribuer les rôles. Alors, un soir, après une dernière discussion où il eut le dessous, Charvet se leva, prit son chapeau, en disant :
— Bien le bonsoir, et faites-vous casser la tête, si cela vous amuse… Moi, je n’en suis pas, vous entendez. Je n’ai jamais travaillé pour l’ambition de personne.
Clémence qui mettait son châle, ajouta froidement :
— Le plan est inepte.
Et comme Robine les regardait sortir d’un œil très doux, Charvet lui demanda s’il ne s’en allait pas avec eux. Robine, ayant encore trois doigts de bière dans sa chope, se contenta d’allonger une poignée de main. Le couple ne revint plus. Lacaille apprit un jour à la société que Charvet et Clémence fréquentaient maintenant une brasserie de la rue Serpente ; il les avait vus, par un carreau, gesticulant beaucoup, au milieu d’un groupe attentif de très jeunes gens.
Jamais Florent ne put enrégimenter Claude. Il rêva un instant de lui donner ses idées en politique, d’en faire un disciple qui l’eût aidé dans sa tâche révolutionnaire. Pour l’initier, il l’amena un soir chez monsieur Lebigre. Mais Claude passa la soirée à faire un croquis de Robine, avec le chapeau et le paletot marron, la barbe appuyée sur la pomme de la canne. Puis, en sortant avec Florent :
— Non, voyez-vous, dit-il, ça ne m’intéresse pas, tout ce que vous racontez là-dedans. Ça peut être très fort, mais ça m’échappe… Ah ! par exemple, vous avez un monsieur superbe, ce sacré Robine. Il est profond comme un puits, cet homme… J’y retournerai, seulement pas pour la politique. J’irai prendre un croquis de Logre et un croquis de Gavard, afin de les mettre avec Robine dans un tableau splendide, auquel je songeais, pendant que vous discutiez la question… comment dites-vous ça ? la question des deux Chambres, n’est-ce pas ?… Hein ! vous imaginez-vous Gavard, Logre et Robine causant politique, embusqués derrière leurs chopes ? Ce serait le succès du Salon, mon cher, un succès à tout casser, un vrai tableau moderne celui-là.
Florent fut chagrin de son scepticisme politique. Il le fit monter chez lui, le retint jusqu’à deux heures du matin sur l’étroite terrasse, en face du grand bleuissement des Halles. Il le catéchisait, lui disait qu’il n’était pas un homme, s’il se montrait si insouciant du bonheur de son pays. Le peintre secouait la tête, en répondant :
— Vous avez peut-être raison. Je suis un égoïste. Je ne peux pas même dire que je fais de la peinture pour mon pays, parce que d’abord mes ébauches épouvantent tout le monde, et qu’ensuite, lorsque je peins, je songe uniquement à mon plaisir personnel. C’est comme si je me chatouillais moi-même, quand je peins : ça me fait rire par tout le corps… Que voulez-vous, on est bâti de cette façon, on ne peut pourtant pas aller se jeter à l’eau… Puis, la France n’a pas besoin de moi, ainsi que dit ma tante Lisa… Et me permettez-vous d’être franc ? Eh bien ! si je vous aime, vous, c’est que vous m’avez l’air de faire de la politique absolument comme je fais de la peinture. Vous vous chatouillez, mon cher.
Et comme l’autre protestait :
— Laissez donc ! Vous êtes un artiste dans votre genre, vous rêvez politique ; je parie que vous passez des soirées ici, à regarder les étoiles, en les prenant pour les bulletins de vote de l’infini… Enfin, vous vous chatouillez avec vos idées de justice et de vérité. Cela est si vrai que vos idées, de même que mes ébauches, font une peur atroce aux bourgeois… Puis là, entre nous, si vous étiez Robine, croyez-vous que je m’amuserais à être votre ami… Ah ! grand poète que vous êtes !
Ensuite, il plaisanta, disant que la politique ne le gênait pas, qu’il avait fini par s’y accoutumer, dans les brasseries et dans les ateliers. À ce propos, il parla d’un café de la rue Vauvilliers, le café qui se trouvait au rez-de-chaussée de la maison habitée par la Sarriette. Cette salle fumeuse, aux banquettes de velours éraillé, aux tables de marbre jaunies par les bavures des glorias, était le lieu de réunion habituel de la belle jeunesse des Halles. Là, monsieur Jules régnait sur une bande de porteurs, de garçons de boutique, de messieurs à blouses blanches[41], à casquettes de velours. Lui, portait, à la naissance des favoris, deux mèches de poils collées contre les joues en accroche-cœur. Chaque samedi, il se faisait arrondir les cheveux au rasoir, pour avoir le cou blanc, chez un coiffeur de la rue des Deux-Écus, où il était abonné au mois. Aussi donnait-il le ton à ces messieurs, lorsqu’il jouait au billard, avec des grâces étudiées, développant ses hanches, arrondissant les bras et les jambes, se couchant à demi sur le tapis, dans une pose cambrée qui donnait à ses reins toute leur valeur. La partie finie, on causait. La bande était très réactionnaire, très mondaine. Monsieur Jules lisait les journaux aimables. Il connaissait le personnel des petits théâtres, tutoyait les célébrités du jour, savait la chute ou le succès de la pièce jouée la veille. Mais il avait un faible pour la politique. Son idéal était Morny[42], comme il le nommait tout court. Il lisait les séances du Corps législatif, en riant d’aise aux moindres mots de Morny. C’était Morny qui se moquait de ces gueux de républicains ! Et il partait de là pour dire que la crapule seule détestait l’empereur, parce que l’empereur voulait le plaisir de tous les gens comme il faut.
Le café de la rue Vauvilliers
— Je suis allé quelquefois dans leur café, dit Claude à Florent. Ils sont bien drôles aussi, ceux-là, avec leurs pipes, lorsqu’ils parlent des bals de la cour, comme s’ils y étaient invités… Le petit qui est avec la Sarriette, vous savez, s’est joliment moqué de Gavard, l’autre soir. Il l’appelle mon oncle… Quand la Sarriette est descendue pour le venir chercher, il a fallu qu’elle payât ; et elle en a eu pour six francs, parce qu’il avait perdu les consommations au billard… Une jolie fille, hein ! cette Sarriette.
— Vous menez une belle vie, murmura Florent en souriant. Cadine, la Sarriette, et les autres, n’est-ce pas ?
Le peintre haussa les épaules.
— Ah bien ! vous vous trompez, répondit-il. Il ne me faut pas de femmes à moi, ça me dérangerait trop. Je ne sais seulement pas à quoi ça sert, une femme ; j’ai toujours eu peur d’essayer… Bonsoir, dormez bien. Si vous êtes ministre, un jour, je vous donnerai des idées pour les embellissements de Paris.
Florent dut renoncer à en faire un disciple docile. Cela le chagrina, car, malgré son bel aveuglement de fanatique, il finissait par sentir autour de lui l’hostilité qui grandissait à chaque heure. Même chez les Méhudin, il trouvait un accueil plus froid ; la vieille avait des rires en dessous, Muche n’obéissait plus, la belle Normande le regardait avec de brusques impatiences, quand elle approchait sa chaise près de la sienne, sans pouvoir le tirer de sa froideur. Elle lui dit une fois qu’il avait l’air d’être dégoûté d’elle, et il ne trouva qu’un sourire embarrassé, tandis qu’elle allait s’asseoir rudement, de l’autre côté de la table. Il avait également perdu l’amitié d’Auguste. Le garçon charcutier n’entrait plus dans sa chambre, quand il montait se coucher. Il était très effrayé par les bruits qui couraient sur cet homme, avec lequel il osait auparavant s’enfermer jusqu’à minuit. Augustine lui faisait jurer de ne plus commettre une pareille imprudence. Mais Lisa acheva de les fâcher, en les priant de retarder leur mariage, tant que le cousin n’aurait pas rendu la chambre du haut ; elle ne voulait pas donner à sa nouvelle fille de boutique le cabinet du premier étage. Dès lors, Auguste souhaita qu’on « emballât le galérien ». Il avait trouvé la charcuterie rêvée, pas à Plaisance, un peu plus loin, à Montrouge ; les lards devenaient avantageux, Augustine disait qu’elle était prête, en riant de son rire de grosse fille puérile. Aussi chaque nuit, au moindre bruit qui le réveillait, éprouvait-il une fausse joie, en croyant que la police empoignait Florent.
Chez les Quenu-Gradelle, on ne parlait point de ces choses. Une entente tacite du personnel de la charcuterie avait fait le silence autour de Quenu. Celui-ci, un peu triste de la brouille de son frère et de sa femme, se consolait en ficelant ses saucissons et en salant ses bandes de lard. Il venait parfois sur le seuil de la boutique étaler sa couenne rouge, qui riait dans la blancheur du tablier tendu par son ventre, sans se douter du redoublement de commérages que son apparition faisait naître au fond des Halles. On le plaignait, on le trouvait moins gras, bien qu’il fût énorme ; d’autres, au contraire, l’accusaient de ne pas assez maigrir de la honte d’avoir un frère comme le sien. Lui, pareil aux maris trompés, qui sont les derniers à connaître leur accident, avait une belle ignorance, une gaieté attendrie, quand il arrêtait quelque voisine sur le trottoir, pour lui demander des nouvelles de son fromage d’Italie ou de sa tête de porc à la gelée. La voisine prenait une figure apitoyée, semblait lui présenter ses condoléances, comme si tous les cochons de la charcuterie avaient eu la jaunisse.
— Qu’ont-elles donc toutes, à me regarder d’un air d’enterrement ? demanda-t-il un jour à Lisa. Est-ce que tu me trouves mauvaise mine, toi ?
Elle le rassura, lui dit qu’il était frais comme une rose ; car il avait une peur atroce des maladies, geignant, mettant tout en l’air chez lui, lorsqu’il souffrait de la moindre indisposition. Mais la vérité était que la grande charcuterie des Quenu-Gradelle devenait sombre : les glaces pâlissaient, les marbres avaient des blancheurs glacées, les viandes cuites du comptoir dormaient dans des graisses jaunies, dans des lacs de gelée trouble. Claude entra même un jour pour dire à sa tante que son étalage avait l’air « tout embêté ». C’était vrai. Sur le lit de fines rognures bleues, les langues fourrées de Strasbourg prenaient des mélancolies blanchâtres de langues malades, tandis que les bonnes figures jaunes des jambonneaux, toutes malingres, étaient surmontées de pompons verts désolés. D’ailleurs, dans la boutique, les pratiques ne demandaient plus un bout de boudin, dix sous de lard, une demi-livre de saindoux, sans baisser leur voix navrée, comme dans la chambre d’un moribond. Il y avait toujours deux ou trois jupes pleurardes plantées devant l’étuve refroidie. La belle Lisa menait le deuil de la charcuterie avec une dignité muette. Elle laissait retomber ses tabliers blancs d’une façon plus correcte sur sa robe noire. Ses mains propres, serrées aux poignets par les grandes manches, sa figure, qu’une tristesse de convenance embellissait encore, disaient nettement à tout le quartier, à toutes les curieuses défilant du matin au soir, qu’ils subissaient un malheur immérité, mais qu’elle en connaissait les causes et qu’elle saurait en triompher. Et parfois elle se baissait, elle promettait du regard des jours meilleurs aux deux poissons rouges, inquiets eux aussi, nageant dans l’aquarium de l’étalage, languissamment.
La belle Lisa ne se permettait plus qu’un régal. Elle donnait sans peur des tapes sous le menton satiné de Marjolin. Il venait de sortir de l’hospice, le crâne raccommodé, aussi gras, aussi réjoui qu’auparavant, mais bête, plus bête encore, tout à fait idiot. La fente avait dû aller jusqu’à la cervelle. C’était une brute. Il avait une puérilité d’enfant de cinq ans dans un corps de colosse. Il riait, zézayait, ne pouvait plus prononcer les mots, obéissait avec une douceur de mouton. Cadine le reprit tout entier, étonnée d’abord, puis très heureuse de cet animal superbe dont elle faisait ce qu’elle voulait ; elle le couchait dans les paniers de plumes, l’emmenait galopiner, s’en servait à sa guise, le traitait en chien, en poupée, en amoureux. Il était à elle, comme une friandise, un coin engraissé des Halles, une chair blonde dont elle usait avec des raffinements de rouée. Mais, bien que la petite obtînt tout de lui et le traînât à ses talons en géant soumis, elle ne pouvait l’empêcher de retourner chez madame Quenu. Elle l’avait battu de ses poings nerveux, sans qu’il parût même le sentir. Dès qu’elle avait mis à son cou son éventaire, promenant ses violettes rue du Pont-Neuf ou rue de Turbigo, il allait rôder devant la charcuterie.
— Entre donc ! lui criait Lisa.
Elle lui donnait des cornichons, le plus souvent. Il les adorait, les mangeait avec son rire d’innocent, devant le comptoir. La vue de la belle charcutière le ravissait, le faisait taper de joie dans ses mains. Puis, il sautait, poussait de petits cris, comme un gamin mis en face d’une bonne chose. Elle, les premiers jours, avait eu peur qu’il ne se souvînt.
— Est-ce que la tête te fait toujours mal ? lui demanda-t-elle.
Il répondit non, par un balancement de tout le corps, éclatant d’une gaieté plus vive. Elle reprit doucement :
— Alors, tu étais tombé ?
— Oui, tombé, tombé, tombé, se mit-il à chanter sur un ton de satisfaction parfaite, en se donnant des claques sur le crâne.
Puis, sérieusement, en extase, il répétait, en la regardant, les mots « belle, belle, belle », sur un air plus ralenti. Cela touchait beaucoup Lisa. Elle avait exigé de Gavard qu’il le gardât. C’était lorsqu’il lui avait chanté son air de tendresse humble, qu’elle le caressait sous le menton, en lui disant qu’il était un brave enfant. Sa main s’oubliait là, tiède d’une joie discrète ; cette caresse était redevenue un plaisir permis, une marque d’amitié que le colosse recevait en tout enfantillage. Il gonflait un peu le cou, fermait les yeux de jouissance, comme une bête que l’on flatte. La belle charcutière, pour s’excuser à ses propres yeux du plaisir honnête qu’elle prenait avec lui, se disait qu’elle compensait ainsi le coup de poing dont elle l’avait assommé, dans la cave aux volailles.
Cependant, la charcuterie restait chagrine. Florent s’y hasardait quelquefois encore, serrant la main de son frère, dans le silence glacial de Lisa. Il y venait même dîner de loin en loin, le dimanche. Quenu faisait alors de grands efforts de gaieté, sans pouvoir échauffer le repas. Il mangeait mal, finissait par se fâcher. Un soir, en sortant d’une de ces froides réunions de famille, il dit à sa femme, presque en pleurant :
— Mais qu’est-ce que j’ai donc ! Bien vrai, je ne suis pas malade, tu ne me trouves pas changé ?… C’est comme si j’avais un poids quelque part. Et triste avec ça, sans savoir pourquoi, ma parole d’honneur… Tu ne sais pas, toi ?
— Une mauvaise disposition, sans doute, répondit Lisa.
— Non, non, ça dure depuis trop longtemps, ça m’étouffe… Pourtant, nos affaires ne vont pas mal, je n’ai pas de gros chagrin, je vais mon train-train habituel… Et toi aussi, ma bonne, tu n’es pas bien, tu sembles prise de tristesse… Si ça continue, je ferai venir le médecin.
La belle charcutière le regardait gravement.
— Il n’y a pas besoin de médecin, dit-elle. Ça passera… Vois-tu, c’est un mauvais air qui souffle en ce moment. Tout le monde est malade dans le quartier…
Puis, comme cédant à une tristesse maternelle :
— Ne t’inquiète pas, mon gros… Je ne veux pas que tu tombes malade. Ce serait le comble.
Elle le renvoyait d’ordinaire à la cuisine, sachant que le bruit des hachoirs, la chanson des graisses, le tapage des marmites, l’égayaient. D’ailleurs, elle évitait ainsi les indiscrétions de mademoiselle Saget, qui, maintenant, passait les matinées entières à la charcuterie. La vieille avait pris à tâche d’épouvanter Lisa, de la pousser à quelque résolution extrême. D’abord, elle obtint ses confidences.
— Ah ! qu’il y a de méchantes gens ! dit-elle, des gens qui feraient bien mieux de s’occuper de leurs propres affaires… Si vous saviez, ma chère madame Quenu… Non, jamais je n’oserai vous répéter cela.
Comme la charcutière lui affirmait que ça ne pouvait pas la toucher, qu’elle était au-dessus des mauvaises langues, elle lui murmura à l’oreille, par-dessus les viandes du comptoir :
— Eh bien ! on dit que monsieur Florent n’est pas votre cousin…
Et, petit à petit, elle montra qu’elle savait tout. Ce n’était qu’une façon de tenir Lisa à sa merci. Lorsque celle-ci confessa la vérité, par tactique également, pour avoir sous la main une personne qui la tînt au courant des bavardages du quartier, la vieille demoiselle jura qu’elle serait muette comme un poisson, qu’elle nierait la chose le cou sur le billot. Alors, elle jouit profondément de ce drame. Elle grossissait chaque jour les nouvelles inquiétantes.
— Vous devriez prendre vos précautions, murmurait-elle. J’ai encore entendu à la triperie deux femmes qui causaient de ce que vous savez. Je ne puis pas dire aux gens qu’ils en ont menti, vous comprenez. Je semblerais drôle… Ça court, ça court. On ne l’arrêtera plus. Il faudra que ça crève.
Quelques jours plus tard, elle donna enfin le véritable assaut. Elle arriva tout effarée, attendit avec des gestes d’impatience qu’il n’y eût personne dans la boutique, et la voix sifflante :
— Vous savez ce qu’on raconte… Ces hommes qui se réunissent chez monsieur Lebigre, eh bien ! ils ont tous des fusils, et ils attendent pour recommencer comme en 48. Si ce n’est pas malheureux de voir monsieur Gavard, un digne homme, celui-là, riche, bien posé, se mettre avec des gueux !… J’ai voulu vous avertir, à cause de votre beau-frère.
— C’est des bêtises, ce n’est pas sérieux, dit Lisa pour l’aiguillonner.
— Pas sérieux, merci ! Le soir, quand on passe rue Pirouette, on les entend qui poussent des cris affreux. Ils ne se gênent pas, allez. Vous vous rappelez bien qu’ils ont essayé de débaucher votre mari… Et les cartouches que je les vois fabriquer de ma fenêtre, est-ce des bêtises ?… Après tout, je vous dis ça dans votre intérêt.
— Bien sûr, je vous remercie. Seulement, on invente tant de choses.
— Ah ! non, ce n’est pas inventé, malheureusement… Tout le quartier en parle, d’ailleurs. On dit que, si la police les découvre, il y aura beaucoup de personnes compromises. Ainsi, monsieur Gavard…
Mais la charcutière haussa les épaules, comme pour dire que monsieur Gavard était un vieux fou, et que ce serait bien fait.
— Je parle de monsieur Gavard comme je parlerais des autres, de votre beau-frère, par exemple, reprit sournoisement la vieille. Il est le chef, votre beau-frère, à ce qu’il paraît… C’est très fâcheux pour vous. Je vous plains beaucoup ; car enfin, si la police descendait ici, elle pourrait très bien prendre aussi monsieur Quenu. Deux frères, c’est comme les deux doigts de la main.
La belle Lisa se récria. Mais elle était toute blanche. Mademoiselle Saget venait de la toucher au vif de ses inquiétudes. À partir de ce jour, elle n’apporta plus que des histoires de gens innocents jetés en prison pour avoir hébergé des scélérats. Le soir, en allant prendre son cassis chez le marchand de vin, elle se composait un petit dossier pour le lendemain matin. Rose n’était pourtant guère bavarde. La vieille comptait sur ses oreilles et sur ses yeux. Elle avait parfaitement remarqué la tendresse de monsieur Lebigre pour Florent, son soin à le retenir chez lui, ses complaisances si peu payées par la dépense que ce garçon faisait dans la maison. Cela la surprenait d’autant plus, qu’elle n’ignorait pas la situation des deux hommes, en face de la belle Normande.
— On dirait, pensait-elle, qu’il l’élève à la becquée… À qui peut-il vouloir le vendre ?
Un soir, comme elle était dans la boutique, elle vit Logre se jeter sur la banquette du cabinet, en parlant de ses courses à travers les faubourgs, en se disant mort de fatigue. Elle lui regarda vivement les pieds. Les souliers de Logre n’avaient pas un grain de poussière. Alors, elle eut un sourire discret, elle emporta son cassis, les lèvres pincées.
C’était ensuite à sa fenêtre qu’elle complétait son dossier. Cette fenêtre, très élevée, dominant les maisons voisines, lui procurait des jouissances sans fin. Elle s’y installait, à chaque heure de la journée, comme à un observatoire, d’où elle guettait le quartier entier. D’abord, toute les chambres, en face, à droite, à gauche, lui étaient familières, jusqu’aux meubles les plus minces ; elle aurait raconté, sans passer un détail, les habitudes des locataires, s’ils étaient bien ou mal en ménage, comment ils se débarbouillaient, ce qu’ils mangeaient à leur dîner ; elle connaissait même les personnes qui venaient les voir. Puis, elle avait une échappée sur les Halles, de façon que pas une femme du quartier ne pouvait traverser la rue Rambuteau, sans qu’elle l’aperçût ; elle disait, sans se tromper, d’où la femme venait, où elle allait, ce qu’elle portait dans son panier, et son histoire, et son mari, et ses toilettes, ses enfants, sa fortune. Ça, c’est madame Loret, elle fait donner une belle éducation à son fils ; ça, c’est madame Hutin, une pauvre petite femme que son mari néglige ; ça, c’est mademoiselle Cécile, la fille au boucher, une enfant impossible à marier parce qu’elle a des humeurs froides. Et elle aurait continué pendant des journées, enfilant les phrases vides, s’amusant extraordinairement à des faits coupés menus, sans aucun intérêt. Mais, dès huit heures, elle n’avait plus d’yeux que pour la fenêtre, aux vitres dépolies, où se dessinaient les ombres noires des consommateurs du cabinet. Elle y constata la scission de Charvet et de Clémence, en ne retrouvant plus sur le transparent laiteux leurs silhouettes sèches. Pas un événement ne se passait là, sans qu’elle finît par le deviner, à certaines révélations brusques de ces bras et de ces têtes qui surgissaient silencieusement. Elle devint très forte, interpréta les nez allongés, les doigts écartés, les bouches fendues, les épaules dédaigneuses, suivit de la sorte la conspiration pas à pas, à ce point qu’elle aurait pu dire chaque jour où en étaient les choses. Un soir le dénouement brutal lui apparut. Elle aperçut l’ombre du pistolet de Gavard, un profil énorme de revolver, tout noir dans la pâleur des vitres, la gueule tendue. Le pistolet allait, venait, se multipliait. C’était les armes dont elle avait parlé à madame Quenu. Puis, un autre soir, elle ne comprit plus, elle s’imagina qu’on fabriquait des cartouches, en voyant s’allonger des bandes d’étoffe interminables. Le lendemain, elle descendit à onze heures, sous le prétexte de demander à Rose si elle n’avait pas une bougie à lui céder ; et, du coin de l’œil, elle entrevit, sur la table du cabinet, un tas de linges rouges qui lui sembla très effrayant. Son dossier du lendemain eut une gravité décisive.
— Je ne voudrais pas vous effrayer, madame Quenu, dit-elle ; mais ça devient trop terrible… J’ai peur, ma parole ! Pour rien au monde, ne répétez ce que je vais vous confier. Ils me couperaient le cou, s’ils savaient.
Alors, quand la charcutière lui eut juré de ne pas la compromettre, elle lui parla des linges rouges.
— Je ne sais pas ce que ça peut être. Il y en avait un gros tas. On aurait dit des chiffons trempés dans du sang… Logre, vous savez, le bossu, s’en était mis un sur les épaules. Il avait l’air du bourreau… Pour sûr, c’est encore quelque manigance.
Lisa ne répondait pas, semblait réfléchir, les yeux baissés, jouant avec le manche d’une fourchette, arrangeant les morceaux de petit salé dans leur plat. Mademoiselle Saget reprit doucement :
— Moi, si j’étais vous, je ne resterais pas tranquille, je voudrais savoir… Pourquoi ne montez-vous pas regarder dans la chambre de votre beau-frère ?
Alors, Lisa eut un léger tressaillement. Elle lâcha la fourchette, examina la vieille d’un œil inquiet, croyant qu’elle pénétrait ses intentions. Mais celle-ci continua :
— C’est permis, après tout… Votre beau-frère vous mènerait trop loin, si vous le laissiez faire… Hier, on causait de vous, chez madame Taboureau. Vous avez là une amie bien dévouée. Madame Taboureau disait que vous étiez trop bonne, qu’à votre place elle aurait mis ordre à tout ça depuis longtemps.
— Madame Taboureau a dit cela, murmura la charcutière, songeuse.
— Certainement, et madame Taboureau est une femme que l’on peut écouter… Tâchez donc de savoir ce que c’est que les linges rouges. Vous me le direz ensuite, n’est-ce pas ?
Mais Lisa ne l’écoutait plus. Elle regardait vaguement les petits Gervais et les escargots, à travers les guirlandes de saucisses de l’étalage. Elle semblait perdue dans une lutte intérieure, qui creusait de deux minces rides son visage muet. Cependant, la vieille demoiselle avait mis son nez au-dessus des plats du comptoir. Elle murmurait, comme se parlant à elle-même :
— Tiens ! il y a du saucisson coupé… Ça doit sécher, du saucisson coupé à l’avance… Et ce boudin qui est crevé. Il a reçu un coup de fourchette, bien sûr. Il faudrait l’enlever, il salit le plat.
Lisa, toute distraite encore, lui donna le boudin et les ronds de saucisson, en disant :
— C’est pour vous, si ça vous fait plaisir.
Le tout disparut dans le cabas. Mademoiselle Saget était si bien habituée aux cadeaux qu’elle ne remerciait même plus. Chaque matin, elle emportait toutes les rognures de la charcuterie. Elle s’en alla, avec l’intention de trouver son dessert chez la Sarriette et chez madame Lecœur, en leur parlant de Gavard.
Quand elle fut seule, la charcutière s’assit sur la banquette du comptoir, comme pour prendre une meilleure décision, en se mettant à l’aise. Depuis huit jours, elle était très inquiète. Un soir, Florent avait demandé cinq cents francs à Quenu, naturellement, en homme qui a un compte ouvert. Quenu le renvoya à sa femme. Cela l’ennuya, et il tremblait un peu en s’adressant à la belle Lisa. Mais, celle-ci, sans prononcer une parole, sans chercher à connaître la destination de la somme, monta à sa chambre, lui remit les cinq cents francs. Elle lui dit seulement qu’elle les avait inscrits sur le compte de l’héritage. Trois jours plus tard, il prit mille francs.
— Ce n’était pas la peine de faire l’homme désintéressé, dit Lisa à Quenu, le soir, en se couchant. Tu vois que j’ai bien fait de garder ce compte… Attends, je n’ai pas pris note des mille francs d’aujourd’hui.
Elle s’assit devant le secrétaire, relut la page de calculs. Puis, elle ajouta :
— J’ai eu raison de laisser du blanc. Je marquerai les acomptes en marge… Maintenant, il va tout gaspiller ainsi par petits morceaux… Il y a longtemps que j’attends ça.
Quenu ne dit rien, se coucha de très mauvaise humeur. Toutes les fois que sa femme ouvrait le secrétaire, le tablier jetait un cri de tristesse qui lui déchirait l’âme. Il se promit même de faire des remontrances à son frère, de l’empêcher de se ruiner avec la Méhudin ; mais il n’osa pas. Florent, en deux jours, demanda encore quinze cents francs. Logre avait dit un soir que, si l’on trouvait de l’argent, les choses iraient bien plus vite. Le lendemain, il fut ravi de voir cette parole jetée en l’air retomber dans ses mains en un petit rouleau d’or, qu’il empocha, ricanant, la bosse sautant de joie. Alors, ce furent de continuels besoins : telle section demandait à louer un local ; telle autre devait soutenir des patriotes malheureux ; et il y avait encore les achats d’armes et de munitions, les embauchements, les frais de police. Florent aurait tout donné. Il s’était rappelé l’héritage, les conseils de la Normande. Il puisait dans le secrétaire de Lisa, retenu seulement par la peur sourde qu’il avait de son visage grave. Jamais, selon lui, il ne dépenserait son argent pour une cause plus sainte. Logre, enthousiasmé, portait des cravates roses étonnantes et des bottines vernies, dont la vue assombrissait Lacaille.
— Ça fait trois mille francs en sept jours, raconta Lisa à Quenu. Qu’en dis-tu ? C’est joli, n’est-ce pas ?… S’il y va de ce train-là, ses cinquante mille francs lui feront au plus quatre mois… Et le vieux Gradelle, qui avait mis quarante ans à amasser son magot !
— Tant pis pour toi ! s’écria Quenu. Tu n’avais pas besoin de lui parler de l’héritage.
Mais elle le regarda sévèrement, en disant :
— C’est son bien, il peut tout prendre… Ce n’est pas de lui donner cet argent qui me contrarie ; c’est de savoir le mauvais emploi qu’il doit en faire… Je te le dis depuis assez longtemps : il faudra que ça finisse.
— Agis comme tu voudras, ce n’est pas moi qui t’en empêche, finit par déclarer le charcutier, que l’avarice torturait.
Il aimait bien son frère pourtant ; mais l’idée des cinquante mille francs mangés en quatre mois lui était insupportable. Lisa, d’après les bavardages de mademoiselle Saget, devinait où allait l’argent. La vieille s’étant permis une allusion à l’héritage, elle profita même de l’occasion pour faire savoir au quartier que Florent prenait sa part et la mangeait comme bon lui semblait. Ce fut le lendemain que l’histoire des linges rouges la décida. Elle resta quelques instants, luttant encore, regardant autour d’elle la mine chagrine de la charcuterie ; les cochons pendaient d’un air maussade ; Mouton, assis près d’un pot de graisse, avait le poil ébouriffé, l’œil morne d’un chat qui ne digère plus en paix. Alors, elle appela Augustine pour tenir le comptoir, elle monta à la chambre de Florent.
En haut, elle eut un saisissement, en entrant dans la chambre. La douceur enfantine du lit était toute tachée d’un paquet d’écharpes rouges qui pendaient jusqu’à terre. Sur la cheminée, entre les boîtes dorées et les vieux pots de pommade, des brassards rouges traînaient, avec des paquets de cocardes qui faisaient d’énormes gouttes de sang élargies. Puis, à tous les clous, sur le gris effacé du papier peint, des pans d’étoffe pavoisaient les murs, des drapeaux carrés, jaunes, bleus, verts, noirs, dans lesquels la charcutière reconnut les guidons des vingt sections. La puérilité de la pièce semblait tout effarée de cette décoration révolutionnaire. La grosse bêtise naïve que la fille de boutique avait laissée là, cet air blanc des rideaux et des meubles, prenait un reflet d’incendie ; tandis que la photographie d’Auguste et d’Augustine semblait toute blême d’épouvante. Lisa fit le tour, examina les guidons, les brassards, les écharpes, sans toucher à rien, comme si elle eût craint que ces affreuses loques ne l’eussent brûlée. Elle songeait qu’elle ne s’était pas trompée, que l’argent passait à ces choses. C’était là, pour elle, une abomination, un fait à peine croyable qui soulevait tout son être. Son argent, cet argent gagné si honnêtement, servant à organiser et à payer l’émeute ! Elle restait debout, voyant les fleurs ouvertes du grenadier de la terrasse, pareilles à d’autres cocardes saignantes, écoutant le chant du pinson, ainsi qu’un écho lointain de la fusillade. Alors, l’idée lui vint que l’insurrection devait éclater le lendemain, le soir peut-être. Les guidons flottaient, les écharpes défilaient, un brusque roulement de tambour éclatait à ses oreilles. Et elle descendit vivement, sans même s’attarder à lire les papiers étalés sur la table. Elle s’arrêta au premier étage, elle s’habilla.
À cette heure grave, la belle Lisa se coiffa soigneusement, d’une main calme. Elle était très résolue, sans un frisson, avec une sévérité plus grande dans les yeux. Tandis qu’elle agrafait sa robe de soie noire, en tendant l’étoffe de toute la force de ses gros poignets, elle se rappelait les paroles de l’abbé Roustan. Elle s’interrogeait, et sa conscience lui répondait qu’elle allait accomplir un devoir. Quand elle mit sur ses larges épaules son châle tapis, elle sentit qu’elle faisait un acte de haute honnêteté. Elle se ganta de violet sombre, attacha à son chapeau une épaisse voilette. Avant de sortir, elle ferma le secrétaire à double tour, d’un air d’espoir, comme pour lui dire qu’il allait enfin pouvoir dormir tranquille.
Quenu étalait son ventre blanc sur le seuil de la charcuterie. Il fut surpris de la voir sortir en grande toilette, à dix heures du matin.
— Tiens, où vas-tu donc ? lui demanda-t-il.
Elle inventa une course avec madame Taboureau. Elle ajouta qu’elle passerait au théâtre de la Gaîté, pour louer des places. Quenu courut, la rappela, lui recommanda de prendre des places de face, pour mieux voir. Puis, comme il rentrait, elle se rendit à la station de voitures, le long de Saint-Eustache, monta dans un fiacre, dont elle baissa les stores, en disant au cocher de la conduire au théâtre de la Gaîté. Elle craignait d’être suivie. Quand elle eut son coupon, elle se fit mener au Palais de Justice. Là, devant la grille, elle paya et congédia la voiture. Et, doucement, à travers les salles et les couloirs, elle arriva à la préfecture de police.
Comme elle s’était perdue au milieu d’un tohu-bohu de sergents de ville et de messieurs en grandes redingotes, elle donna dix sous à un homme, qui la guida jusqu’au cabinet du préfet. Mais une lettre d’audience était nécessaire pour pénétrer auprès du préfet. On l’introduisit dans une pièce étroite, d’un luxe d’hôtel garni, où un personnage gros et chauve, tout en noir, la reçut avec une froideur maussade. Elle pouvait parler. Alors, relevant sa voilette, elle dit son nom, raconta tout, carrément, d’un seul trait. Le personnage chauve l’écoutait, sans l’interrompre, de son air las. Quand elle eut fini, il demanda simplement :
— Vous êtes la belle-sœur de cet homme, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit nettement Lisa. Nous sommes d’honnêtes gens… Je ne veux pas que mon mari se trouve compromis.
Il haussa les épaules, comme pour dire que tout cela était bien ennuyeux. Puis d’un air d’impatience :
— Voyez-vous, c’est qu’on m’assomme depuis plus d’un an avec cette affaire-là. On me fait dénonciation sur dénonciation, on me pousse, on me presse. Vous comprenez que si je n’agis pas, c’est que je préfère attendre. Nous avons nos raisons. Tenez, voici le dossier. Je puis vous le montrer.
Il mit devant elle un énorme paquet de papiers, dans une chemise bleue. Elle feuilleta les pièces. C’était comme les chapitres détachés de l’histoire qu’elle venait de conter. Les commissaires de police du Havre, de Rouen, de Vernon, annonçaient l’arrivée de Florent. Ensuite, venait un rapport qui constatait son installation chez les Quenu-Gradelle. Puis, son entrée aux Halles, sa vie, ses soirées chez monsieur Lebigre, pas un détail n’était passé. Lisa, abasourdie, remarqua que les rapports étaient doubles, qu’ils avaient dû avoir deux sources différentes. Enfin, elle trouva un tas de lettres, des lettres anonymes de tous les formats et de toutes les écritures. Ce fut le comble. Elle reconnut une écriture de chat, l’écriture de mademoiselle Saget, dénonçant la société du cabinet vitré. Elle reconnut une grande feuille de papier graisseuse, toute tachée de gros bâtons de madame Lecœur, et une page glacée, ornée d’une pensée jaune, couverte du griffonnage de la Sarriette et de monsieur Jules ; les deux lettres avertissaient le gouvernement de prendre garde à Gavard. Elle reconnut encore le style ordurier de la mère Méhudin, qui répétait, en quatre pages presque indéchiffrables, les histoires à dormir debout qui couraient dans les Halles sur le compte de Florent. Mais elle fut surtout émue par une facture de sa maison, portant en tête les mots : Charcuterie Quenu-Gradelle, et sur le dos de laquelle Auguste avait vendu l’homme qu’il regardait comme un obstacle à son mariage.
L’agent avait obéi à une pensée secrète en lui plaçant le dossier sous les yeux.
— Vous ne reconnaissez aucune de ces écritures ? lui demanda-t-il.
Elle balbutia que non. Elle s’était levée. Elle restait toute suffoquée par ce qu’elle venait d’apprendre, la voilette baissée de nouveau, cachant la vague confusion qu’elle sentait monter à ses joues. Sa robe de soie craquait ; ses gants sombres disparaissaient sous le grand châle. L’homme chauve eut un faible sourire, en disant :
— Vous voyez, madame, que vos renseignements viennent un peu tard… Mais on tiendra compte de votre démarche, je vous le promets. Surtout, recommandez à votre mari de ne point bouger… Certaines circonstances peuvent se produire…
Il n’acheva pas, salua légèrement, en se levant à demi de son fauteuil. C’était un congé. Elle s’en alla. Dans l’antichambre, elle aperçut Logre et monsieur Lebigre qui se tournèrent vivement. Mais elle était plus troublée qu’eux. Elle traversait des salles, enfilait des corridors, était comme prise par ce monde de la police, où elle se persuadait, à cette heure, qu’on voyait, qu’on savait tout. Enfin, elle sortit par la place Dauphine. Sur le quai de l’Horloge, elle marcha lentement, rafraîchie par les souffles de la Seine.
Ce qu’elle sentait de plus net, c’était l’inutilité de sa démarche. Son mari ne courait aucun danger. Cela la soulageait, tout en lui laissant un remords. Elle était irritée contre cet Auguste et ces femmes qui venaient de la mettre dans une position ridicule. Elle ralentit encore le pas, regardant la Seine couler ; des chalands, noirs d’une poussière de charbon, descendaient sur l’eau verte, tandis que, le long de la berge, des pêcheurs jetaient leurs lignes. En somme, ce n’était pas elle qui avait livré Florent. Cette pensée qui lui vint brusquement l’étonna. Aurait-elle donc commis une méchante action, si elle l’avait livré ? Elle resta perplexe, surprise d’avoir pu être trompée par sa conscience. Les lettres anonymes lui semblaient à coup sûr une vilaine chose. Elle, au contraire, allait carrément, se nommait, sauvait tout le monde. Comme elle songeait brusquement à l’héritage du vieux Gradelle, elle s’interrogea, se trouva prête à jeter cet argent à la rivière, s’il le fallait, pour guérir la charcuterie de son malaise. Non, elle n’était pas avare, l’argent ne l’avait pas poussée. En traversant le Pont-au-Change, elle se tranquillisa tout à fait, reprit son bel équilibre. Ça valait mieux que les autres l’eussent devancée à la préfecture : elle n’aurait pas à tromper Quenu, elle en dormirait mieux.
— Est-ce que tu as les places ? lui demanda Quenu, lorsqu’elle rentra.
Il voulut les voir, se fit expliquer à quel endroit du balcon elles se trouvaient au juste. Lisa avait cru que la police accourrait, dès qu’elle l’aurait prévenue, et son projet d’aller au théâtre n’était qu’une façon habile d’éloigner son mari, pendant qu’on arrêterait Florent. Elle comptait, l’après-midi, le pousser à une promenade, à un de ces congés qu’ils prenaient parfois ; ils allaient au bois de Boulogne, en fiacre, mangeaient au restaurant, s’oubliaient dans quelque café-concert. Mais elle jugea inutile de sortir. Elle passa la journée comme d’habitude dans son comptoir, la mine rose, plus gaie et plus amicale, comme au sortir d’une convalescence.
— Quand je te dis que l’air te fait du bien ! lui répéta Quenu. Tu vois, ta course de la matinée t’a toute ragaillardie.
— Eh non ! finit-elle par répondre, en reprenant son air sévère. Les rues de Paris ne sont pas si bonnes pour la santé.
Le soir, à la Gaîté, ils virent jouer la Grâce de Dieu[43]. Quenu, en redingote, ganté de gris, peigné avec soin, n’était occupé qu’à chercher dans le programme les noms des acteurs. Lisa restait superbe, le corsage nu, appuyant sur le velours rouge du balcon ses poignets que bridaient des gants blancs trop étroits. Ils furent tous les deux très touchés par les infortunes de Marie ; le commandeur était vraiment un vilain homme, et Pierrot les faisait rire, dès qu’il entrait en scène. La charcutière pleura. Le départ de l’enfant, la prière dans la chambre virginale, le retour de la pauvre folle, mouillèrent ses beaux yeux de larmes discrètes, qu’elle essuyait d’une petite tape avec son mouchoir. Mais cette soirée devint un véritable triomphe pour elle, lorsque, en levant la tête, elle aperçut la Normande et sa mère à la deuxième galerie. Alors, elle se gonfla encore, envoya Quenu lui chercher une boîte de caramels au buffet, joua de l’éventail, un éventail de nacre, très doré. La poissonnière était vaincue ; elle baissait la tête, en écoutant sa mère qui lui parlait bas. Quand elles sortirent, la belle Lisa et la belle Normande se rencontrèrent dans le vestibule, avec un vague sourire.
Ce jour-là, Florent avait dîné de bonne heure chez monsieur Lebigre. Il attendait Logre qui devait lui présenter un ancien sergent, homme capable, avec lequel on causerait du plan d’attaque contre le Palais-Bourbon et l’Hôtel de Ville. La nuit venait, une pluie fine, qui s’était mise à tomber dans l’après-midi, noyait de gris les grandes Halles. Elles se détachaient en noir sur les fumées rousses du ciel, tandis que des torchons de nuages sales couraient, presque au ras des toitures, comme accrochés et déchirés à la pointe des paratonnerres. Florent était attristé par le gâchis du pavé, par ce ruissellement d’eau jaune qui semblait charrier et éteindre le crépuscule dans la boue. Il regardait le monde réfugié sur les trottoirs des rues couvertes, les parapluies filant sous l’averse, les fiacres qui passaient plus rapides et plus sonores, au milieu de la chaussée vide. Une éclaircie se fit. Une lueur rouge monta au couchant. Alors, toute une armée de balayeurs parut à l’entrée de la rue Montmartre, poussant à coups de brosse un lac de fange liquide.
Logre n’amena pas le sergent. Gavard était allé dîner chez des amis, aux Batignolles. Florent en fut réduit à passer la soirée en tête à tête avec Robine. Il parla tout le temps, finit par se rendre très triste ; l’autre hochait doucement la barbe, n’allongeait le bras, à chaque quart d’heure, que pour avaler une gorgée de bière. Florent, ennuyé, monta se coucher. Mais Robine, resté seul, ne s’en alla pas, le front pensif sous le chapeau, regardant sa chope. Rose et le garçon, qui comptaient fermer de meilleure heure, puisque la société du cabinet n’était pas là, attendirent pendant près d’une grande demi-heure qu’il voulût bien se retirer.
Florent, dans sa chambre, eut peur de se mettre au lit. Il était pris d’un de ces malaises nerveux qui le traînaient parfois, durant des nuits entières, au milieu de cauchemars sans fin. La veille, à Clamart, il avait enterré monsieur Verlaque, qui était mort après une agonie affreuse. Il se sentait encore tout attristé par cette bière étroite, descendue dans la terre. Il ne pouvait surtout chasser l’image de madame Verlaque, la voix larmoyante, sans une larme aux yeux ; elle le suivait, parlait du cercueil qui n’était pas payé, du convoi qu’elle ne savait de quelle façon commander, n’ayant plus un sou chez elle, parce que, la veille, le pharmacien avait exigé le montant de sa note, en apprenant la mort du malade. Florent dut avancer l’argent du cercueil et du convoi ; il donna même le pourboire aux croque-morts. Comme il allait partir, madame Verlaque le regarda d’un air si navré qu’il lui laissa vingt francs.
À cette heure, cette mort le contrariait. Elle remettait en question sa situation d’inspecteur. On le dérangerait, on songerait à le nommer titulaire. C’étaient là des complications fâcheuses qui pouvaient donner l’éveil à la police. Il aurait voulu que le mouvement insurrectionnel éclatât le lendemain, pour jeter à la rue sa casquette galonnée. La tête pleine de ces inquiétudes, il monta sur la terrasse, le front brûlant, demandant un souffle d’air à la nuit chaude. L’averse avait fait tomber le vent. Une chaleur d’orage emplissait encore le ciel, d’un bleu sombre, sans un nuage. Les Halles essuyées étendaient sous lui leur masse énorme, de la couleur du ciel, piquée comme lui d’étoiles jaunes, par les flammes vives du gaz.
Accoudé à la rampe de fer, Florent songeait qu’il serait puni tôt ou tard d’avoir consenti à prendre cette place d’inspecteur. C’était comme une tache dans sa vie. Il avait émargé au budget de la préfecture, se parjurant, servant l’Empire, malgré les serments faits tant de fois en exil. Le désir de contenter Lisa, l’emploi charitable des appointements touchés, la façon honnête dont il s’était efforcé de remplir ses fonctions, ne lui semblaient plus des arguments assez forts pour l’excuser de sa lâcheté. S’il souffrait de ce milieu gras et trop nourri, il méritait cette souffrance. Et il revit l’année mauvaise qu’il venait de passer, la persécution des poissonnières, les nausées des journées humides, l’indigestion continue de son estomac de maigre, la sourde hostilité qu’il sentait grandir autour de lui. Toutes ces choses, il les acceptait en châtiment. Ce sourd grondement de rancune dont la cause lui échappait annonçait quelque catastrophe vague, sous laquelle il pliait d’avance les épaules, avec la honte d’une faute à expier. Puis, il s’emporta contre lui-même, à la pensée du mouvement populaire qu’il préparait ; il se dit qu’il n’était plus assez pur pour le succès.
Que de rêves il avait faits, à cette hauteur, les yeux perdus sur les toitures élargies des pavillons ! Le plus souvent, il les voyait comme des mers grises, qui lui parlaient de contrées lointaines. Par les nuits sans lune, elles s’assombrissaient, devenaient des lacs morts, des eaux noires, empestées et croupies. Les nuits limpides les changeaient en fontaines de lumière ; les rayons coulaient sur les deux étages de toits, mouillant les grandes plaques de zinc, débordant et retombant du bord de ces immenses vasques superposées. Les temps froids les raidissaient, les gelaient, ainsi que des baies de Norvège, où glissent des patineurs ; tandis que les chaleurs de juin les endormaient d’un sommeil lourd. Un soir de décembre, en ouvrant sa fenêtre, il les avait trouvées toutes blanches de neige, d’une blancheur vierge qui éclairait le ciel couleur de rouille ; elles s’étendaient sans la souillure d’un pas, pareilles à des plaines du Nord, à des solitudes respectées des traîneaux ; elles avaient un beau silence, une douceur de colosse innocent. Et lui, à chaque aspect de cet horizon changeant, s’abandonnait à des songeries tendres ou cruelles ; la neige le calmait, l’immense drap blanc lui semblait un voile de pureté jeté sur les ordures des Halles ; les nuits limpides, les ruissellements de lune, l’emportaient dans le pays féerique des contes. Il ne souffrait que par les nuits noires, les nuits brûlantes de juin, qui étalaient le marais nauséabond, l’eau dormante d’une mer maudite. Et toujours le même cauchemar revenait.
Elles étaient sans cesse là. Il ne pouvait ouvrir la fenêtre, s’accouder à la rampe, sans les avoir devant lui, emplissant l’horizon. Il quittait les pavillons, le soir, pour retrouver à son coucher les toitures sans fin. Elles lui barraient Paris, lui imposaient leur énormité, entraient dans sa vie de chaque heure. Cette nuit-là, son cauchemar s’effara encore, grossi par les inquiétudes sourdes qui l’agitaient. La pluie de l’après-midi avait empli les Halles d’une humidité infecte. Elles lui soufflaient à la face toutes leurs mauvaises haleines, roulées au milieu de la ville comme un ivrogne sous la table, à la dernière bouteille. Il lui semblait que, de chaque pavillon, montait une vapeur épaisse. Au loin, c’était la boucherie et la triperie qui fumaient, d’une fumée fade de sang. Puis, les marchés aux légumes et aux fruits exhalaient des odeurs de choux aigres, de pommes pourries, de verdures jetées au fumier. Les beurres empestaient, la poissonnerie avait une fraîcheur poivrée. Et il voyait surtout, à ses pieds, le pavillon aux volailles dégager, par la tourelle de son ventilateur, un air chaud, une puanteur qui roulait comme une suie d’usine. Le nuage de toutes ces haleines s’amassait au-dessus des toitures, gagnait les maisons voisines, s’élargissait en nuée lourde sur Paris entier. C’étaient les Halles crevant dans leur ceinture de fonte trop étroite, et chauffant du trop-plein de leur indigestion du soir le sommeil de la ville gorgée.
En bas, sur le trottoir, il entendit un bruit de voix, un rire de gens heureux. La porte de l’allée fut refermée bruyamment. Quenu et Lisa rentraient du théâtre. Alors, Florent, étourdi, comme ivre de l’air qu’il respirait, quitta la terrasse, avec l’angoisse nerveuse de cet orage qu’il sentait sur sa tête. Son malheur était là, dans ces Halles chaudes de la journée. Il poussa violemment la fenêtre, les laissa vautrées au fond de l’ombre, toutes nues, en sueur encore, dépoitraillées, montrant leur ventre ballonné et se soulageant sous les étoiles.